Et les bœufs remplacèrent les chevaux…, par Etienne Petitclerc

Etienne Petitclerc nous livre aimablement un article paru dans la revue « Sabots » N°58 Janvier/Février 2014.

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Ce bouvier endimanché conduit son attelée par le côté gauche, position qui assure une vision d’ensemble et une conduite précise de l’attelage.

Dans les plaines céréalières, le cheval de trait règne en maître depuis le Moyen-âge, indissociablement lié à l’idée de richesse de la grande agriculture. En 1820, ce monopole vit pourtant ses dernières heures. L’introduction de nouvelles pratiques culturales, notamment celles de plantes industrielles comme la betterave, va bientôt engendrer des besoins de traction inédits, érigeant les bœufs en auxiliaires déterminants de la prospérité du nouveau système agricole.

Trois idées fortes caractérisent le mouvement général de modernisation de l’agriculture française entre la seconde moitié du XVIIIème siècle et la fin du XIXème siècle : l’abandon progressif de la jachère au profit des cultures fourragères et des prairies artificielles, la prise en compte de l’élevage comme une production agricole à part entière menant à une réflexion sur la sélection des espèces animales et, enfin, une première vague de mécanisation du travail.

Entre 1830 et 1880, surtout, de nombreuses inventions bousculent l’activité agricole. A des rythmes certes très différents selon les régions, une série continue de changements intervient dans l’équipement des fermes, d’abord avec de petits matériels domestiques (comme les coupe-racines, les écrémeuses, les tarares, etc.) gagnant ensuite le gros outillage, allant jusqu’à modifier le parcellaire et le bâti. La portée utilitaire de ces changements semble finalement moins importante que le fait qu’elle prouve une ouverture possible des campagnes au progrès. Rapidement, de grands complexes industriels prospèrent, notamment dans le secteur de la mécanique agricole : Bajac (charrues), Puzenat (râteaux, herses), Société Française, Brouhot, Merlin (matériels de battage), pour n’en citer qu’une poignée. Dans un effet d’encouragement réciproque, les secteurs agricoles et industriels (sidérurgique et chimique) s’entraînent sur le « chemin vertueux de l’innovation », emportant dans leur sillage une partie de l’artisanat et du commerce rural (les forges, par exemple, se font concessionnaires de faucheuses et de moissonneuses).

Le chemin de fer, qui désenclave à partir du milieu du XIXème siècle la plupart des régions, joue un rôle fondamental en donnant aux échanges un cadre national. La carte des excellences agricoles se précise fondée sur de nouveaux horizons commerciaux notamment vers de grandes villes autrement plus lointaines et consommatrices que les traditionnelles capitales provinciales. L’urbanisation du pays devient un moteur essentiel de la modernisation de l’agriculture. Le rapport matériel et intellectuel au temps et à l’espace s’en trouve complètement affecté.

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En route pour la pesée…

A partir du second Empire, dans les plaines septentrionales, jusqu’alors sacrifiées au « primat céréalier », l’industrie sucrière connaît un essor exceptionnel. Les exploitations qui s’y consacrent acquièrent des proportions extraordinaires en superficie, en personnel, en matériels de culture et de transport. Les besoins en force de traction sont de fait multipliés. En dépit de qualités indéniables de rusticité pour les uns, de vélocité pour les autres, les chevaux de trait que la poste et l’armée ont entretenus et encouragés, ceux dont le roulage s’est satisfait jusqu’à présent, ne correspondent plus à la demande. Ils manquent de stature pour les norias de gros charrois, pour les labours profonds. En 1860, le Percheron « type » toise à peine 1,55m. pour 550 kg ! S’il existe bien quelques races de gros trait, à la réputation aussi solide qu’ancienne, comme le Flamand, le Boulonnais, le Comtois ou le Poitevin, leurs effectifs restent insuffisants pour alimenter un commerce devenu plus exigeant. Leurs berceaux, étroits, routiniers, à l’écart des nouveaux axes commerciaux, peinent à relever le défi de fournir en nombre à l’industrie, à la grande agriculture en cours de mécanisation les races améliorées que leur évolution réclame sans délai.

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Les attelages de 4 ou 6 bœufs nivernais étaient courants dans les fermes céréalières de Beauce. Un effectif de 12 à 24 bœufs et autant de chevaux (par attelées de 3 ou 4) était fréquent dans les exploitations de 200 et 300 hectares.  

Tandis que l’amélioration des chevaux et des moutons est devenu depuis un siècle une véritable affaire d’Etat, c’est seulement vers 1830 que l’élevage bovin s’affiche comme une préoccupation gouvernementale, avec le prime intérêt d’accéder à la demande bouchère des villes où une partie de la population consomme désormais régulièrement de la viande. Les autorités, acquises aux préceptes anglais qui préconisent le croisement, choisissent la race Durham pour être l’amélioratrice générale d’un élevage français médiocrement considéré. Comme ce fut le cas pour les chevaux un siècle avant, le croisement continu prôné par les autorités n’aboutit guère qu’à produire des sujets sans figure, ne trouvant pas davantage de tournure dans leur descendance qu’ils n’en ont eux-mêmes mais, surtout, ne présentant plus les caractères et les dispositions recherchés par le commerce ordinaire : polyvalence, rusticité, endurance, précocité…

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Une force longtemps restée sans égale pour tirer les lourdes machines et accomplir les travaux pénibles.

Les débats entre partisans et opposants du sang anglais agitent les comices, les concours, les sociétés d’agriculture qui se développe un peu partout. Avec l’abandon de cette expérience, dès milieu du XIXe siècle, le principe de spécialisation des races est théorisé et les zootechniciens se prennent de passion pour les vertus de l’indigénat. Les souches locales reviennent en grâce alors qu’on redécouvre le principe d’amélioration par la sélection en race pure. On s’attache désormais à fixer les caractères typiques et appréciés d’une population : format, couleur de robe, aptitudes.

En 1850-1860, la France compte environ 14 millions de bovins répartis entre 138 dénominations, 66 qualifiées de « races » (L.Moll & E.Gayot, La connaissance générale du bœuf, Librairie Firmin Didot, 1860), les autres réparties entre sous-races, variétés et populations !

Pour le trait, quelques grandes races émergent, issues d’une heureuse démarche de spécialisation entamée vers 1820. Limousins, Gascons, Charolais-Nivernais gagnent la faveur des chefs d’exploitation. Beaucoup préfèrent la « race blanche » à toutes les autres : rompus pour la plupart aux durs travaux forestiers en Morvan (qui fournit aussi d’excellents bouviers), ces bœufs achetés vers 4-5 ans travaillent sans difficulté 5 à 6 ans avant d’être réformés, engraissés (avec les pulpes de sucreries, les drêches de brasserie ou de distillerie) et revendus pour la boucherie. D’autres apprécient la vitesse du pas et la robustesse des Gascons mais déplorent la difficulté à les engraisser… On sait aussi que la fréquentation de marchands spécialisés et que les réseaux de foires ont pu influencer le choix des exploitants. Il n’en demeure pas moins qu’il existe, comme pour le choix des chevaux, une grande homogénéité des remontes : il est rare de voir dans les étables des Salers voisiner avec des Aubrac !

Pendant cinquante ans, dans les manuels de zootechnie comme dans la presse agricole, le commentaire des avantages et des inconvénients du bœuf et du cheval pour le travail devient un exercice obligé qui, à vrai dire, n’établit jamais complètement la supériorité de l’un sur l’autre.

Chevaux et bœufs de trait vont donc rester éminemment complémentaires dans la plupart des grandes exploitations jusqu’à la déferlante des tracteurs dans les années 1950.

Etienne Petitclerc

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Cinq bœufs « au collier » pour un chariot betteravier.

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