RÉQUISITION DE BOEUFS EN PAYS CLUNYSOIS PENDANT LA REVOLUTION FRANCAISE, par Maroussia Laforêt

Une histoire de bœufs et de bouviers…

Voici un document qui peut intéresser les amateurs d’animaux de trait et d’attelages.

Venu directement de la fin du XVIII° s., le passage que je vous propose est à la fois anodin et fugitif : quelques mots cachés au cœur de deux délibérations de la ville de Cluny datées de 1795, simples compte-rendus des conseils municipaux de l’époque, qui nous en apprennent finalement beaucoup de la vie quotidienne en Bourgogne du Sud, et plus particulièrement dans le Clunysois il y a plus de deux siècles.

La langue française de 1795 a été conservée dans la transcription (p. 1 à 3), qui reste lisible quoique parfois surprenante question orthographe et ponctuation.

Les passages surlignés en gras font directement allusion à la réquisition des bœufs.

Première délibération : « Boeufs » – feuillet 129

25 nivose an III de la République GUICHARD maire PONIEL LAROCHE ADNOT, MUTIN GUILLEMIN officiers municipeaux, DEBEAUX DUTTRION BARBET FERRIERE PETITJEAN PERRIER et PIRET notables ont paru à la maizon commune […]

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De suite un membre a observé qu’à l’exécution de l’arreté du departement du sept du présent mois, et celui du district du dix-sept, on devait […faire la repartition des quatorze bœufs et cinq bouviers qui doivent être levés dans notre canton. Les dits bœufs nantis de deux jougs chaque paire que cette répartition devoit être faitte dans le vingt-quatre heures sont ensuite à se concerter pour le tout avec les officiers municipaux de tout le canton sur les différentes mezures qui pourraient entraver cette operation nottament sur la fourniture de cinq bouviers et qu’en même tem il falloit nommer un expert qui serait chargé de faire l’estimation des dits bœufs et harnais conjoinctement avec celuy du district et un de la part du propriétaire des bœufs sur quoy déliberant le cytoyen MUTIN faizant les fonctions d’agent national en l’absence du cytoyen CHARLES entendu il a été arrété que la repartition des dits quatorze bœufs demeuroit faitte ainsy que suit cluny en fournira deux Pont sur Grosne Mazille Bergesserin et Curtil deux Donzy le National Buffiere et Garde deux Lavineuze Massy deux Cortambert Blanot et Donzy le Pertuis deux Jallogny et Chateau deux et Lournand deux en tout quatorze lesquelles communes seront tenues de faire les dittes fournitures

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le plutot possible chaque paire de bœuf ayant deux jougs garnis de leurs agrais pour le trait en telle sorte qu’ils puissent être rendu au chef lieu c’est adire à cluny dans la 8ne [huitaine] de la notiffication qui leurs sera faitte de la prezente déliberation et être estimé par le citoyen DUMONT ainsi que la commune nomme pour expert conjointement avec celuy du district et celuy quil plaira au propriétaire de choizir en prézence de deux officiers municipaux qui dresseront procès verbal de cette operation et de suitte il sera tiré mandat sur le receveur du district pour obtenir payement lequel mandat sur le viza du district sera de faitte acquitté et ont tous les membres

signé la prezente ledit jour étan.

Suivent les signatures du maire, des officiers municipaux et des notables de la ville de Cluny

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Seconde délibération : « Procès verbal réglé contre les communes qui nont pas fourni leurs contingents de bœufs » – Feuillets 131 et 132

Aujourd’hui 14 pluviose an III, sur les cinq […] de relevées nous maire et officiers municipaux de la commune de cluny nommés par l’arrêtte du district de macon du 27 nivose pour faire la repartition entre les communes de ce canton du contingents des bœufs jougs et bouviers qu’elles étaient dans le cas de fournir d’après larrête du Comité de Salut public du 19 brumaire dernier le dit contingent déterminé pour notre canton à une quantité de quatorze bœufs par autre arrêtté du district du 17 nivose, nous maire et officiers municipaux après avoir fait la repartition entre les dites communes le 25 dudit mois de nivose leur avait fait parvenir les ordres et instructions tendantes à leur faire fournir leur contingent chacune en cequi les concerne et leur avait a cet éffet de se trouver cejourdhuÿ et faire trouver leurs bœufs garnis de leurs jougs avec leurs propriétaires leurs experts pour conjointement avec REBOUX expert nommé par le district, et DUMONT ainé nommé de notre part faire l’estimation des dits bœufs et jougs et recevoir ensuite le montant de la dite estimation un mandat par nous signé par le receveur du district. La commune de cluny à fourni les deux céans [ici], celles de Blanot Cortambert et Donzy le Perthuis deux, celles de Lavineuse et Massy deux, quant aux autres communes aucunes non présenté ni donné leurs motifs à l’exception de Joseph DECHAISE de Donzy Lenational et qui sans être assisté d’officiers municipaux en droit ni de

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ceux des autres communes aux quelles il etait soumis en a présenté deux garnï d’un seul joug mauvais, lesquels dits bœufs ont été refusés par les experts REBOUX et DUMONT pour cause de deffectiosité dont et dutout nous commissaires cette part avons réglés le présent procès verbal du jour et au susdit troisième année républicaine et nous sommes soussignés avec les dits REBOUX et DUMON experts.

Suivent les signatures du maire, des experts, des officiers municipaux et des notables de la ville de Cluny 

Il s’agit de l’une des rares mentions concernant des bœufs dans les Délibérations Municipales D1 conservées aux Archives Municipales de Cluny. On est 1795, « année de la faim », en pleine tourmente révolutionnaire, pendant la Convention: les dates de ces deux délibérations, 25 nivose an III (janvier 1795) et 14 pluviose an III (février 1795), correspondent à une période de privations et de réquisitions pour les habitants de Cluny et des alentours.

« 14 paires de bœufs munis de jougs, deux paires par attelage, avec harnais et  agrais pour le trait ».

Très peu d’informations. Pas d’explication complémentaire. On aurait pu penser, à première lecture, que ces 14 bœufs, avec jougs, harnais et agrès (liens en cuir et/ou corde et anneaux de traction en cuir ou bois torsadé, appelés cordets dans la région) pouvaient être destinés aux labours. Or nous sommes en plein hiver, en janvier et février 1795, un froid exceptionnel s’installe dans tout le Clunysois : « La glace tient la Grosne et empêche le jeu des moulins qui sont arrêtés », et « les amas de neige couvrent l’horizon ». De plus, cette réquisition se fait en plus dans l’urgence. Il faut donc chercher une autre cause que celle d’un hypothétique travail agricole, car les sols sont gelés sur une belle épaisseur.

boeufs cluny maroussia image 5 Collect marie thérèse prost tous droits réservés

Collection M.-Thérèse PROST

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C’est dans le contexte de ces années révolutionnaires qu’il faut chercher une éventuelle explication. On a brûlé les terriers seigneuriaux sur la place de la Foire de Cluny en haut de la rue du Merle le 28 septembre 1793, et depuis cette date, la commune procède régulièrement à des réquisitions de subsistances, notamment de grains : « froment, orge, gesses (une légumineuse ressemblant aux pois), turquis (maïs) et seigle ». Dans l’hiver 1793-1794, on les entrepose dans l’église Notre-Dame, et ces céréales sont destinées à nourrir les indigents, environ 5% des 4 000 habitants de cette ville qui, fin XVIII° s., « sont dans une disette effroyable ».

En janvier 1794, le district de Mâcon exige des communes du canton de Cluny des grains, des légumes, de la paille et même « 21 bœufs gras et 4 vaches », ainsi que « tous les cochons tant morts que vifs ».

En mars suivant, on recense « tous les bœufs qui ne sont pas nécessaires à la culture ». La commune a ordre également de fournir du blé pour « les armées et la ville de Paris ».

Ces réquisitions rendues obligatoires par le Comité de Salut public, qui sont destinées à l’approvisionnement des armées et de Paris, sont mentionnées à plusieurs reprises, de façon d’autant plus insistante que nous sommes en hiver, on sait que la « soudure » sera difficile. Les grains se font rares, la crise économique s’installe et les prix augmentent. Les paysans évitent de vendre leur récolte, spéculant sur une éventuelle flambée des cours. Au printemps 1795, le marché de Cluny est vide. Aucun paysan des communes voisines ne vient proposer son grain. La crise de 1795 couvait en fait depuis un moment…

On peut donc penser que cette réquisition de 14 bœufs avec « deux jougs par paire avec harnais et agrès » semble avoir été ordonnée pour transporter les céréales réquisitionnées jusqu’à Mâcon, afin de répondre aux ordres du district et alimenter l’armée et Paris. L’opération ne doit rien au hasard : la répartition se fait par village, y compris la ville de Cluny qui fournit une paire de bœufs (en 1795, les 2/3 de la commune « sont couverts en bâtiments, vignes ou prés »), mais si la Grosne est gelée, la Saône doit l’être également, et les transports par voie fluviale sont sans doute compromis. L’hypothèse est d’autant plus vraisemblable qu’on adjoint à cette réquisition 5 bouviers, capables de mener les charrois.

L’opération est surveillée de près par des Commissaires aux Subsistances et des experts. Les propriétaires sont convoqués. Pour finir, trois paires de bœufs seulement sont livrées. Les communes défaillantes n’ont pas donné d’explications. On devine que les paysans traînent les pieds…

Dans ce contexte, Joseph DECHAISE, cité dans la seconde délibération, fait-il preuve de mauvaise volonté en ne fournissant qu’un seul joug ? N’a-t-il réellement qu’un « joug mauvais » à présenter, alors qu’il est propriétaire de son attelage et qu’il appartient à la catégorie la plus aisée des paysans, celle des laboureurs ?

La défection de plus de la moitié des communes et cette histoire de joug défectueux vont vraisemblablement dans le sens d’une résistance des communautés villageoises au printemps 1795, preuve que la situation se tend, prémisses d’une agitation populaire rurale mais aussi urbaine qui éclatera à la fin du printemps. Ainsi, en juin 1795, à Cluny, la municipalité interdit « le chant des Marseillais », les attroupements, et le tapage nocturne après minuit. Il y a même des patrouilles dans la ville pour garantir la sécurité publique de 7 h. du soir à 3 heures du matin.

Sources : Délibérations de la ville de Cluny

Archives Municipales – D1

27 juillet 1793 – 19 messidor an III

Maroussia LAFORET

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